Au cours de l’année 2015, notre ami Paul Mathieu me demanda de lui numériser ma collection de documents sur le pont de chemin de fer de 1932 pour une recherche qui était en cours. Malheureusement il nous quitta brutalement en novembre de la même année, laissant son travail sur l’histoire des ponts de Pontoise inachevé. Ce dernier est publié en l’état dans les Mémoires de la Société Historique et Archéologique de Pontoise du Val d’Oise et du Vexin (1) et c’est aujourd’hui pour moi l’occasion de présenter, comme un modeste hommage à Paul Mathieu, cette collection de documents photographiques qui devait intégrer son étude.
Contexte historique :
L’histoire du chemin de fer en France remonte au début du XIXe siècle. Les dépenses liées aux guerres Napoléoniennes retardent son développement et le pays se repose sur un réseau de routes et de voies fluviales performant. Les premières voies posées en France le sont essentiellement à des fins industrielles et avec des trains hippotractés. En 1837, la voie Paris – Saint-Germain-en-Laye est inaugurée, elle ne sera finalisée qu’en 1847 mais c’est la première en France à accueillir un train à vapeur dédié au transport de voyageurs. Les chemins de fer ne prennent leur essor qu’après l’adoption, en 1842, de la loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer. Dans le cadre d’un partenariat public/privé, l’Etat prend en charge les coûts d’achat des terrains ainsi que la construction des bâtiments et les privés ceux des voies ferrées et du matériel roulant. L’Etat gère donc l’expansion du réseau ferré tandis que les compagnies sont en monopole d’exploitation sur leurs lignes. En 1846, la ligne Paris – Lille est inaugurée et passe par Epluches (Saint-Ouen-l’Aumône). On y construit une « Gare de Pontoise » mais sa localisation hors des limites de la commune n’entraîne pas les retombées économiques escomptées.
1861, le premier pont de chemin de fer à Pontoise :
Dès 1857, Pontoise oeuvre à ce qu’un nouvel embranchement sur la voie du Nord se fasse sur la commune. La ligne devant traverser l’Oise et couper le plateau de Saint-Martin du reste de la ville, il fallut intégrer l’aménagement de passages, calculer la hauteur du pont pour permettre aux chargements agricoles de passer au niveau des quais, mais aussi de ne pas gêner la circulation fluviale. La solution passe par l’apport d’importants remblais, surtout à Saint-Ouen-l’Aumône où la voie ferrée se retrouve à plusieurs mètres au dessus du niveau de circulation de la ville.
Une lettre du Ministre des travaux publics du 18 avril 1860 (2) apporte de nombreuses précisions techniques sur le pont en fer de deux voies qui sera construit. La Compagnie des Chemins de Fer du Nord présente un projet pour un pont formé de quatre travées, une première de 25,62 mètres qui libère le chemin de halage de 4,25 mètres sur la rive de Saint-Ouen-l’Aumône, une deuxième travée de 31,38 mètres au-dessus de la rivière, une troisième travée de 25,62 mètres qui laisse un passage de 10 mètres pour le port et une quatrième travée « spéciale » de 15,85 mètres pour dégager la route du port. La largeur du pont est de 9,2 mètres dont 60 centimètres pour la poutre centrale à laquelle s’ajoute une passerelle pour piétons de 2,3 mètres de largeur. L’ensemble de 400 tonnes environ repose sur des piles et culées en béton de respectivement 2,7 et 1,5 mètres d’épaisseur.
En 1870, la guerre Franco-Prussienne fait rage et, devant l’inexorable avancée des Prussiens sur le territoire, le pont est partiellement détruit par l’Armée Française pour protéger sa retraite vers Paris. Il est reconstruit en 1872 mais la structure reste fragilisée et nécessite d’être renforcée en 1887 et 1906 (La Science et la Vie).
Lors de la première Guerre mondiale, le pont échappe de « justesse » à la destruction par le génie en 1916. Toutefois il continue à montrer des faiblesses et les machines de plus en plus lourdes qui circulent doivent passer à vitesse réduite alors que dans le même temps la fréquence des passages augmente. Vers 1930, on constate un fléchissement du pont dû à la faiblesse d’une pile qui s’avère être irréparable.
1932, remplacement de l’ancien pont en 10 heures, un record et une première en France :
La Compagnie des Chemins de Fer du Nord travaille rapidement et en mai 1931, l’Echo Pontoisien publie un profil du pont qui sera réalisé en remplacement.
La nouvelle structure en acier comprend maintenant 4 voies plus une passerelle pour piéton, elle se compose de trois travées pour une longueur totale de 110 mètres et une masse d’environ 1000 tonnes. La première travée fait 27,65 mètres de longueur et repose sur une culée en béton armé située à Pontoise et sur une pile en berge, la deuxième de 24,57 mètres repose sur une pile en rivière renforcée en béton tandis que la troisième de 57,9 mètres est maintenue par une arche et repose sur la culée en béton armé de Saint-Ouen-l’Aumône.
L’ensemble des travaux sur les piles et les culées est effectué sans interruption du trafic ferroviaire. En parallèle, les Etablissements Renoux à Poissy, installe les charpentes, échafaudages et ouvrages provisoires qui permettront de construire le nouveau pont et de permettre le déplacement simultané de l’ancien et du nouveau tablier. Le chantier, réalisé sous la direction du technicien M. Rivier, nécessite près de 750 m3 de bois et 200 épieux de 18 mètres sont enfoncés dans le lit de la rivière. Cette phase de travaux, dont le coût s’élève à 9 millions de francs, est surveillée par MM. Tettelin et Cambournac (ingénieurs en chef du Chemin de Fer du Nord) et M. Loiseau (ingénieur principal de l’entretien).
Si le maître d’ouvrage est la Compagnie de Chemin de Fer du Nord, le maître d’oeuvre qui doit concevoir, réaliser et mettre en place le nouveau pont est la Société Fives-Lille. Cette entreprise est issue de l’association, en 1861, des sociétés Cail et Fives-Lille (firme Parent & Schaken): « Fondée en 1861, elle doit sa notoriété à l’ampleur de ses installations (plus de 15 hectares d’ateliers, 12 marteaux pilons, 95 forges, 500 machines-outils), au nombre de ses ouvriers qui sont plusieurs milliers. (…) de 1861 à 1905 sortent de ses ateliers plus de 2000 ponts de chemin de fer, une centaine de ponts routiers, dont certains monumentaux, des gares de chemins de fer dont la célèbre gare d’Orsay, plus de 2000 locomotives. La Compagnie de Fives-Lille exporte ses productions dans le monde entier, en Espagne, en Égypte avec deux ponts sur le Nil, en Roumanie, en Chine, au Brésil, en Argentine … » (3).
On peut noter que cette entreprise a aussi fourni les machines du Transsibérien, construit les ascenseurs de la tour Eiffel en 1889 ou encore construit le Viaduc des Fades (Puy-de-Dôme), entre 1901 et 1909, sur des piles de 92 mètres de hauteur.
A Pontoise, il faut 12 mois pour construire le nouveau pont directement sur les charpentes, puis jumeler les deux structures au moyen de tiges filetées. La masse de l’ensemble, si on ajoute les rails, poutres et équipements divers, avoisine les 1800 tonnes.
Une fois tous les préparatifs terminés, l’échange simultané des tabliers est opéré le 13 septembre 1932 selon une chronologie dictée par l’impératif d’interrompre le moins longuement possible les trafics ferroviaire, routier et fluvial. Un arrêté municipal interdit la circulation sur le quai Bûcherel, le quai du port et la passerelle provisoire tandis que des bus sont mis en place entre Pontoise, Saint-Ouen-l’Aumône et Eragny pour les utilisateurs de la ligne de train. La sécurité publique est assurée par le capitaine de gendarmerie Blanchard, commandant la section de Pontoise et le commissaire de la ville, M. Gardin.
L’ensemble des câblages électriques pour la signalisation, le télégraphe et le téléphone, est installé sur la passerelle provisoire. Les deux tabliers, pour être déplacés sur une quinzaine de mètres, sont posés sur 5 chemins de roulement dont l’ensemble est pourvu de 300 galets. C’est M. Thierry (dessinateur de Fives-Lille) qui est chargé du réglage des chemins de roulement.
Les 1800 tonnes sont mues par 5 treuils à main équipés de câbles en acier et nécessitant chacun 4 hommes. L’harmonisation de leur traction à l’aide d’un sifflet est dirigée par M. Pagès (chef monteur de Fives-Lille) et l’ajustement de la vitesse de manœuvre se fait par signaux lumineux conventionnels.
Les opérations débutent juste après le passage du train de 8h09 se dirigeant sur Saint-Lazare. A 10h45 le vieux tablier est libéré et l’avancement de l’ensemble est vérifié tous les 10 centimètres via 5 points de repères qui doivent concorder.
A 11h57, M. Javary (ingénieur en chef de la Compagnie du Nord) arrive à Saint-Ouen-l’Aumône par train spécial.
Le pont est aligné à 14h43, les ouvriers utilisent des vérins et la structure est en place à 16h30. Les rails du pont sont soudés et des joints compensateurs pour la dilatation sont réservés.
Dans le même temps, les aiguilles et appareils de voies sont changés pour du matériel plus moderne, les nouveaux embranchements sont en acier au manganèse (contenant 1% de Carbone et entre 10 et 14% de Manganèse pour plus de résistance), le ballast est remplacé et le remblaiement des voies se fait sous la direction de M. Melmies (chef de district).
L’épreuve de solidité est effectuée à 17h56, avec trois machines du dépôt de Creil avec à leur bord MM. Loiseau (Ingénieur en chef de la troisième division) et Dekecquer (chef de gare),et au retour M. Flamant (Ingénieur de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord). Les 400 ouvriers présents fêtent la réussite du chantier et hissent le drapeau français.
A 18h09, le Paris-Dieppe est le premier train commercial à emprunter le nouveau pont après seulement 10 heures d’interruption du trafic, ce qui est un record pour l’époque.
Ce pont a une vie mouvementée qui commence avec sa destruction partielle par le Génie Français en 1940 pour tenter de freiner l’avancée de l’armée allemande. Ces derniers installeront rapidement une voie provisoire en attendant de relever le pont qui est de nouveau en fonction en 1942. En 1944, c’est l’armée allemande qui le détruit pour, cette fois ci, freiner l’organisation logistique des forces de libération.
Il est de nouveau relevé en 1946 et restera en fonction jusqu’en 1998 où il est remplacé par un pont bow-string (pont muni de poutres en arc équipées de suspentes généralement verticales), oeuvre de l’architecte Jean Louis Jolin. Ce nouveau pont, toujours en activité, permet l’installation de 6 voies afin de faire face à l’augmentation du trafic ferroviaire.
Dassé Fabrice
1. Mémoires de la Société Historique et Archéologique de Pontoise du Val d’Oise et du Vexin, Tome XCVIII, 2016, pp. 3-36.
2. Archives Municipales de Pontoise, côte 1D28, numéro d’ordre 1860/51.
3. Philippe Marchand, Histoire de Lille, Paris, J.-P Gisserot, 2003. (Source Wikipédia, avril 2021 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fives-Lille).
Les sources concernant le pont de 1932 pour cet article sont :
. L’Echo Pontoisien n°7 du 7 mai 1931 (Archives Départementales du Val d’Oise – ADVO)
. L’Echo Pontoisien n°36 du 8 septembre 1932 (ADVO)
. L’Echo Pontoisien n°37 du 15 septembre 1932 (ADVO)
. Le Progrès de Seine et Oise n°38, deuxième édition, 1932 (ADVO)
. La Science et la Vie (devient Science et Vie en 1943), tome 42, n°186 de décembre 1932, pp. 435-524.
. La Nature, soixantième année, deuxième semestre, n°2890 du 1 octobre 1932, p.332.
Garder tant d’information sans diffusion aurait été dommage !
Article très intéressant et une magnifique collection iconographique !
Quel travail !!!!!!
toujours aussi bien
il faudrait les publier sous forme de recueil
bien à toi
Pascal Gaillard
Grand merci Fabrice pour nous faire ainsi profiter de vos recherches, tout en enrichissant l’histoire écrite et documentée de Pontoise.